Surveillance et vie privée
Quels que soient les usages réels qui émergeront finalement avec la 5G, ce qui est clair, c’est qu’il s’agit de connecter plus d’objets, avec un plus haut débit. Il s’agit donc de faire transiter plus de données. Soit en affinant la résolution de données existantes, soit en mesurant et en numérisant des informations qui ne le sont pas encore actuellement. Combien de temps passez-vous sous la douche ? Quels produits chimiques rejetez-vous dans le système d’égouttage à chaque lavage ? On pourrait se demander qui ces informations pourraient bien intéresser. Pour le comprendre, les recherches sur le fonctionnement de la nouvelle économie numérique, aussi appelée « capitalisme de surveillance » sont éclairantes.
Internet a connu un succès grandissant auprès du public au cours des années 90. Les services en ligne se sont multipliés, boostés par les investissements, jusqu’à ce que la bulle financière des dot-com n’éclate [1], faute de modèle crédible de rentabilité. Mais au cours des années 2000, des entreprises comme Google ont développé un nouveau modèle principalement centré sur la publicité. En fournissant des services en ligne, les sites web disposent d’un point de vue privilégié pour observer le comportement des utilisateurs et ensuite l’analyser de manière à leur « proposer » des publicités ciblées. [2]
Alors que l’analyse de comportements humains, de documents écrits sur papier ou de données enregistrées sur un support analogique demandaient des lourds efforts, la numérisation permet un traitement algorithmique à faible coût. De plus, avec l’accroissement des données disponibles et l’amélioration des capacités de calcul, il n’est plus nécessaire de formuler des hypothèses et de les vérifier. On peut simplement lancer des calculs pour tenter d’établir des corrélations entre des caractéristiques sans lien apparent. S’il s’avère que les gens qui aiment les burgers ont tendance à porter des chapeaux rouges, l’achat d’un bonnet style « Commandant Cousteau » pourrait bien vous amener à recevoir un bon de réduction chez McDo. Qu’il s’agisse d’une nouvelle bulle ou d’un investissement solide, force est de constater que cette technique a catapulté quelques sociétés au sommet des classements de capitalisation boursière. Voilà pourquoi, de nos jours, aussi improbable que cela puisse paraître, il y a bien des gens pour s’intéresser aux plus petits détails de notre vie quotidienne… Aux dépens, évidemment, de toute notion de respect de la vie privée, pourtant protégée par le droit belge [3].
En l’état actuel, la 5G connectera toutes sortes d’objets achetés à des sociétés privées, tournant sur des systèmes d’exploitation privés, avec des applications privées, sur des réseaux privés, et toutes ces sociétés privées tenteront de capter un maximum de données. À moins de limiter drastiquement notre usage du numérique ou d’utiliser massivement des programmes libres à code source ouvert, de généraliser le chiffrement et d’autogérer des réseaux de télécommunication, c’est à cette machine d’extraction et d’exploitation des données que la 5G donnera un coup d’accélérateur.
Tout téléphone portable émet des signaux, de manière à se connecter aux antennes et donc au réseau de son opérateur. Ces signaux varient en fonction de la distance entre le téléphone et l’antenne. Il est ainsi possible d’estimer la position d’une personne à l’aide de ces signaux. Plus les antennes sont nombreuses, plus les possibilités de triangulation sont grandes et plus la précision augmente. Par ailleurs, en raison de contraintes physiques, la portée d’une onde est inversement proportionnelle à sa puissance. Ainsi, la 5G, et en particulier ses variantes à haute fréquence, nécessitent d’installer énormément d’antennes de manière à garantir une bonne couverture réseau. Les capacités actuelles de géolocalisation par signal téléphonique varient de 10 à 100 m en fonction de différents facteurs. Si la 5G à haute fréquence devait se généraliser, les opérateurs pourraient atteindre une précision de l’ordre du mètre ou du demi-mètre. Dans le contexte de capitalisme de surveillance que nous avons décrit, on imagine tout de suite les possibilités offertes par une telle précision. Il serait alors possible d’évaluer, à tout moment, le temps que l’on passe devant tel ou tel magasin (et d’en adapter le loyer par exemple), voire devant tel rayon bien particulier.
Bien sûr, les données de géolocalisation d’une personne à l’aide des signaux téléphoniques sont considérées comme sensibles et font donc l’objet d’une protection juridique au même titre que toute autre donnée personnelle. Cette protection est néanmoins mise à mal dès lors que police et justice s’intéressent à nos habitudes. En effet, les données de géolocalisation de téléphones portables sont aujourd’hui d’une importance cruciale dans les enquêtes policières et dans les cours de justice.
Une autre manière de limiter le « problème » de la protection des données individuelles consiste à analyser non pas la position ou les déplacements d’un individu particulier mais celui d’une foule anonyme. Cette technique de géolocalisation massive est déjà d’application à Bruxelles [4]. La mesure se base sur les signaux émis par les smartphones dont le Wi-Fi est activé et est notamment utilisée lors des « plaisirs d’hiver ». Cette même technique est maintenant utilisée sur la Rue Neuve pour limiter la présence de chalands et permettre le respect des distances imposées par la politique sanitaire. [5] Si cette surveillance de foule requiert aujourd’hui de placer des bornes Wi-Fi dans les espaces publics à surveiller, le déploiement massif d’antennes 5G permettrait de généraliser la technique à l’ensemble du territoire. Dès lors que nos préférences sont connues et notre localisation précise l’est également, les panneaux publicitaires devant lesquels nous passons pourront s’adapter à nous et proposer une publicité « très ciblée », s’immisçant dans notre vie privée et nos déambulations urbaines.
Plus directement encore, la 5G va améliorer les capacités de la police en matière de vidéosurveillance. Le déploiement de celle-ci dans les espaces urbains est actuellement entravé par des problèmes techniques. En effet, les images circulent généralement sur des réseaux mixtes de Wi-Fi et de fibre optique. L’installation de caméras est donc conditionnée par la possibilité de tirer de la fibre ou par la stabilité douteuse d’un système Wi-Fi. On voit donc que l’émergence d’un réseau mobile haut-débit résoudrait bien des complications. De plus, mis à part le problème de l’alimentation en électricité, un tel système permettrait également l’intégration de caméras mobiles, en ce compris des drones [6]. L’existence d’un réseau haut débit faciliterait aussi le traitement, en direct, des images par des logiciels d’analyse, et notamment de reconnaissance faciale. Il est donc légitime de s’inquiéter des applications répressives d’une 5G déployée dans un contexte de course effrénée à la sécurité. Enfin, la décentralisation du traitement de données est également une difficulté supplémentaire dans l’application du RGPD (qui jusqu’ici interdit notamment certains processus indispensables à la reconnaissance faciale, comme le croisement avec une base de données contenant des informations biométriques).
Que ce soit parce qu’elle alimentera immanquablement l’économie basée sur les données ; parce qu’elle renforcera la précision des dispositifs de géolocalisation ; ou encore parce qu’elle facilitera la surveillance policière ; la 5G empiétera sur notre intimité, mettant à mal des principes fondamentaux notamment celui de la « protection de la vie privée » et rendra le respect du RGPD d’autant plus difficile à contrôler. Cette surveillance menacera nos possibilités d’actions contestataires, dans un monde qui n’a pourtant pas aboli toute forme d’oppression et de domination et qui a donc, encore et toujours, besoin de remise en question...
[3] L’article 22 de la constitution stipule que « Chacun a droit au respect de sa vie privée et familiale, sauf dans les cas et conditions fixés par la loi. La loi, le décret ou la règle visée à l’article 134 garantissent la protection de ce droit. »
[4] https://www.rtbf.be/info/medias/detail_le-smartphone-un-outil-pour-gerer-les-mouvements-de-foule?id=10034804